Ann Gaspe
Mon cher Robert, tu l’avais su
la prophétie de ton cœur a sonné
de quelques mots purs de vérité
je vais bientôt partir
pourtant tu continuais à lui survivre
pourtant ton esprit se réveillait libre
juste le temps de voir naître un été, encore
et voilà que nous étions venus
effrayés par la prescience d’un homme qui sent sa dernière heure arriver
partout invisible dans l’air
pour te serrer contre nous un bref instant et repartir
mon cher Robert, tu l’avais su
la prophétie de ton cœur a coulé
de quelques larmes rouges et salées
sous des draps d’hôpital soudain
et nous étions déjà si loin
pourtant on me dit que tu t’endormis paisiblement
sans attendre ni rien ni personne
penché perplexe sur la décision mortelle de ton corps
pourtant on me dit que tu as souffert
la poitrine percée de couteaux humides
les yeux noircis de solitude
et c’est bien ça qui nous fait mal
mon cher Robert, tu l’as bien vue
fondre sur toi comme un aigle de glace, cette pute
as-tu crié
as-tu appelé, résisté, mordu, trépigné, supplié, abandonné ton rire
de guerre lasse dans son terrain vague
celle dont tu disais ne plus avoir peur
déchire maintenant tes longs souvenirs un par un
comme du bon pain, il n’en reste rien ?
mon cher Robert, nous sommes vieux sans toi
nous sommes nus sans toi
nous, tes enfants grandis dans la cour fleurie de ton cœur tendre
pourtant tu n’étais pas mon père
pourtant tu gardais la délicatesse d’un homme arrivé bien tard dans ma vie
protecteur inouï de mes rêves
tes yeux bleus jamais ne tuèrent l’enfance
mon cher Robert
tes longs discours sur l’amour fou et le souci des autres
ont fait de moi une honnête femme
où que tu sois
dans l’immense nue
dans la tourbe d’un champ humide
ou dispersé sur l’océan de tes vœux
Je t’enlace
je t’embrasse une dernière fois d’amour
toi et tes cendres
mon cher Robert
que la mort te soit douce
***