David Le Guillermic – Lady Astronette

EN AVENT LA MUSIQUE

Lady Astronette

Juillet 1972, un soir d’été anglais un peu gris et fade : personne ne l’a vu venir. David Bowie, un semi-inconnu qui ramait dans l’underground londonien, dévoilait au monde Ziggy Stardust, sa création la plus redoutable, et interprétait Starman. Dans un pays paumé, broyé par la violence politique et sociale, l’apparition de la créature à peau d’albâtre et à crinière rouge dans Top of the Pops, l’émission rituellement regardée en famille, eut l’effet d’un Big-Bang. Depuis le déhanché d’Elvis on n’avait rien vu de tel, et le lendemain les cours de récré bruissaient des mêmes questions enflammées : qui est- il, d’où vient-il – de la planète Luton, de la galaxie Slough ? Et surtout, ce doigt pointé vers la caméra, m’était-il bien destiné ? Bien sûr, tous le savaient secrètement qui, quatre ans plus tard, deviendraient les premiers punks, marqués à vie par ces trois minutes d’incandescence. C’est que sous l’image surhumaine, Ziggy avait un côté grand frère cool auquel on pouvait ressembler avec trois fois rien, un peu de tissu brillant et d’ombre à paupières pour se donner un air ambigu, susciter le désir dans un monde morne et bétonné. Pour les kids, sommés de répondre aux attentes familiales, à être respectables, ce ne fut rien de moins qu’une révélation. Starman est sans doute la chanson la plus entraînante de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, un album plein de fureur parlant d’aliénation, de manipulation et de fin du monde, un hybride de haute culture – la violence urbaine d’Orange Mécanique mixée au queer warholien – et de bubble-gum – Vince Taylor, en France idole des blousons noirs, sublimé en héros de science-fiction. Dans sa simplicité de comptine, sa mélodie accrocheuse, Starman est à la fois rassurante et généreuse, d’une force consolatrice infinie. À la radio, l’émissaire d’un être stellaire s’adresse aux jeunes Terriens pour leur dire : « vis ta vie comme une œuvre d’art et selon tes propres règles ; brille de tous tes feux, tu n’auras qu’une chance. » Et il en fallait de la force pour supporter le vieux, grommelant de son siège : « C’est quoi ce pédé ? » ; il en fallait de la détermination pour affronter jour après jour, rue après rue, la police des corps ; il en fallait de l’arrogance innocente pour leur jeter « fuck you » et partir vers son propre ailleurs. Sous l’œil protecteur de Ziggy et de ses disciples, plus possible de regarder en arrière.

Dans une France secouée par l’offensive sonique anglaise, il fallut attendre plus d’un an que le phénomène prenne d’assaut les hit-parades. Maman m’achetait tous ses 45 tours – six francs à Inno, il semblait en sortir un par semaine. Certes, la musique m’intriguait, un mélange de rock dur et de cordes saccharines évoquant une Angleterre étrange et surréaliste seulement entrevue dans les séries télévisées, mais la créature sur les pochettes m’effrayait : ni homme ni femme, les yeux de couleurs différentes cernés de noir qui me fixaient intensément, presque méchamment. Je ne voulais pas être associé à ça, trop dangereux, alors que mon frère héritait des disques de Johnny et autres mauvais garçons en carton. Il était plus facile, et souhaitable, de faire semblant de jouer au foot, de vouloir intégrer « la bande à Karim » – recalé d’un simple regard du chef –, pas d’être ce bidule indéfini et flottant, naviguant entre les genres. C’est du moins ce qu’on me faisait croire ; même le médecin de famille était de la partie, promettant à mes parents inquiets une conformité future – « ça lui passera, vous verrez ! » Mais le combat était perdu d’avance, le message trop bien compris. Car Starman parlait aussi aux enfants au-delà des langues et des pays, de sa belle voix dévalant les octaves comme des montagnes russes. Comme le joueur de flûte, il m’avait persuadé de le suivre, de délaisser un monde de normes et de raison pour devenir, avec du rouge et quelques foulards, cette danseuse nommée « Astronette ». Papa, éberlué de me voir virevolter ainsi dans le salon, préférait m’appeler « la Choucarde ». J’ignorais ce que le mot signifiait mais il me semblait drôle et affectueux, jusqu’à ce que j’apprenne bien plus tard qu’il venait de « choukar », « joli » en romani, et était passé dans l’argot courant… Au bout d’un moment, tout le monde était sous influence : Maman métamorphosée en Ziggy, les cheveux ras teints en roux, débarquait au supermarché sur ses semelles compensées, tandis qu’en fond sonore Patrick Juvet, copie très réussie de Bowie, affolait la clientèle en susurrant de ses lèvres dorées : UUUNISEXXX ! Pour elle et les femmes de la cité, c’était ça la magie de la pop, à la fois sérieuse et frivole, vitale et grotesque : plus vaste que la vie, plus éblouissante que les néons.


D’après Starman – David Bowie, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars (1972)
Texte et vidéo de David Le Guillermic
Musique de générique “We wish you a merry christmas” de Twin Musicom fait l’objet d’une licence CCA 4.0.

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