Stephanie Lux, lauréate du prix Nerval-Goethe de traduction littéraire

Monsieur l’Ambassadeur,
Madame la directrice du Goethe-Institut de Paris,
Madame la présidente du jury,
Chères hôtes et partenaires du prix Nerval-Goethe, chères membres du jury,
Chères collègues et amies,

Tous les matins, en faisant mon lit, je pense à Christa Wolf et à ses 27 septembre. Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde (Paul Auster) et comme Siri Hustvedt, je suis une femme qui tremble. Ma mère m’appelle ? Je convoque Lydie Salvayre. Et dernièrement, s’il m’arrive de penser à mon père, Gloria Steinem est avec moi. Assise à mon bureau, chez moi (Mona Chollet), à Berlin, je réfléchis à ma condition de transfuge de classe (Annie Ernaux) pour, les jours de découragement, me définir comme une prolotte de l’édition (Virginie Despentes).
Je ne suis plus tout à fait chez moi ici et ne le serai jamais tout à fait là-bas. Je suis entre les langues, j’ai perdu l’immédiateté de ceux qui n’ont jamais vécu ailleurs, qui n’ont jamais été étrangers, j’ai perdu le Nord (Nancy Huston), mais c’est comme une métaphore de mon métier.

Je suis entre les langues, j’ai perdu l’immédiateté de ceux qui n’ont jamais vécu ailleurs

Je vis avec les mots des autrices et des auteurs que je lis, et plus intensément encore avec les mots de celles et ceux que je traduis, dont les histoires et les images peuplent les rues de ma ville, me hantent aussi parfois. Ainsi tous les tramways me ramènent à Paula Fürstenberg, je ne peux plus regarder une prise de courant sans la personnifier comme Natalie chez Clemens Setz, et le mot arrangement me donne des angoisses. Je n’ai plus le blues, mais le chien noir, comme Chaplin et Churchill, les deux Messieurs sur la plage de Michael Köhlmeier, et je vois des renards partout (pas seulement chez Christine Wunnicke). La liste, évidemment, est non exhaustive.  

À ma table de travail, l’original à ma gauche, surligné, corné, annoté, je me glisse dans le texte pour l’interpréter, comme une comédienne un rôle au théâtre.

   À la lumière de ma lampe de bureau, et depuis peu, grâce à ce prix, dans un atelier que je partage avec trois dessinateurs (dont Jens Harder, que je traduis depuis une dizaine d’années) –  à ma table de travail, l’original à ma gauche, surligné, corné, annoté, je me glisse dans le texte pour l’interpréter, comme une comédienne un rôle au théâtre. Je m’efforce de retranscrire un geste, une intention, de choisir les mots qui incarneront au plus près l’effet (dont je pense qu’il est) voulu. De trouver un rythme. Un souffle. Avec une grande humilité : je n’oublie jamais qu’une erreur peut se glisser dans une phrase a priori évidente, qui n’aurait jamais fait l’objet d’une question à l’auteur (une plaisanterie de Clemens Setz, évidemment curieux de tout type de bévues).

 À chaque nouveau contrat, chaque nouveau projet, j’ai le sentiment de tout remettre en jeu.  

À chaque nouveau contrat, chaque nouveau projet, j’ai le sentiment de tout remettre en jeu.
Je sais aussi que je ne disparais jamais tout à fait derrière mon rôle, que confiée à une autre traductrice, l’interprétation sera sensiblement différente. J’ai conscience de l’importance de mes choix, de la strate que j’ajoute inévitablement entre le livre et son public, même si je la veux aussi fine et transparente que possible ; rien, en ce sens, ne saurait égaler la lecture immédiate de l’original. C’est l’effet thérapeutique de la traduction d’une œuvre, comme une prothèse, une paire d’ailes à l’usage de celles et ceux qui n’en maîtrisent pas la langue de départ.

Un prix, c’est une marque de reconnaissance, d’autant plus importante qu’elle vient ici de la profession. J’en suis très honorée, et particulièrement heureuse que cette distinction soit associée à Christine Wunnicke, à Katie : traduire, c’est rencontrer des mondes, et ceux de Christine Wunnicke sont particulièrement denses et riches, profondément intelligents, comme l’est Katie, l’érudite et extravagante rencontre du spiritisme et de la science dans l’Angleterre de la fin du 19ème siècle. C’est peu dire que j’ai beaucoup appris en traduisant ce livre.

Merci donc aux membres du jury du Prix Nerval-Goethe, Claire de Oliveira, sa présidente, Bernard Banoun, Oriane Jeancourt, Françoise Toraille et Sacha Zilberfarb, de m’avoir décerné ce prix dont je partage les honneurs avec de si prestigieux prédécesseurs, parmi lesquels Claude Riehl, virtuose traducteur d’Arno Schmidt, dont j’ai pu récemment admirer le travail sur la traduction d’On a marché sur la Lande, cité dans une des nouvelles de Clemens Setz.

Merci à Monsieur l’Ambassadeur d’Allemagne en France, Hans-Dieter Lucas, de nous recevoir à l’Hôtel de Beauharnais,
Merci aux partenaires du prix, le Goethe-Institut de Paris, et en particulier à sa directrice, Barbara Honrath, et à Aurélie Marquer, à la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France et à Paul de Sinety, à la Fondation Richard Stury, ainsi qu’à Sorbonne Université et au directeur de son service culturel, Yann Migoubert.
Merci à toutes celles et ceux qui m’ont ouvert le chemin et accompagnée sur cette voie qui restait, d’où je viens, à inventer. Parmi elles, par ordre d’apparition sur ce parcours, j’aimerais remercier : 
Mes profs d’allemand du collège Hurlevent de Saint-Nicolas-en-Forêt, du lycée Saint Exupéry de Fameck, du lycée Poincaré de Nancy, des Universités de Nancy 2, Strasbourg et Leipzig, 
Inès Jorgensen, traductrice du danois venue parler de son métier à l’Université de Nancy 2, 
Georg Simader, de l’agence copywrite à Francfort, qui m’a montré les coulisses du monde de l’édition,
Martina Wachendorff, dont j’ai été la stagiaire pour quelques mois en 2002 et qui m’a transmis sa rigueur,
Frank Sievers et Pierre Myszkowski, qui ont retenu ma candidature au programme Goldschmidt 2004, ainsi que les mentores des ateliers de traduction du programme, Marie-Claude Auger et Claudia Kalscheuer,
Bernard Lortholary, qui a lu mon tout premier essai de traduction. 
Merci à mon éditrice Jacqueline Chambon pour sa confiance, et sa féroce intelligence, 
à David Gressot et Manuel Tricoteaux, éditeurs alliés, à la maison Actes Sud qui me faisait rêver bien avant que je devienne traductrice, 
à ma librairie berlinoise, Anakoluth, qui m’a fait découvrir des autrices fabuleuses.
Merci à mes co-participant.e.s au programme Goldschmidt 2004 (année exceptionnelle !) :
Niki Théron, Andreas Jandl, Aurélie Maurin, Jayrôme C. Robinet, Oliver ilan Schulz et Florian Glässing, Sophia Simon, Marion Lelache et Doris Nobilia, 
 à mes collègues traducteurices de et vers toutes les langues, 
et aux Goldies 2018, 2019 et 2020, qui m’ont appris à transmettre. 
Merci enfin à toutes les personnes présentes ce soir, dans une situation pareille, comme dirait Natalie.  

C’est un honneur de fêter ce prix avec vous.  

Discours de Stéphanie Lux lors de la remise du Prix Nerval-Goethe 2020, le 29 septembre 2020

Katie de Christine Wünnicke, traduction de Stéphanie Lux. Actes Sud, 2018

Retrouvez l’article complet que lui consacre le Süddeutsche Zeitung